Chapitre 12
Eddie avait toujours fait sien ce vieil adage selon lequel chacun est responsable de sa propre chance. Cela ne voulait pas dire qu’il comptait uniquement sur le hasard aveugle, comme lorsqu’on joue à la loterie ou quand il s’agit d’un phénomène extraordinaire. Non, ce qu’il voulait dire par là, c’est qu’une préparation soignée, une certaine façon de se comporter, beaucoup de bon sens suffisaient en général à surmonter les problèmes. Pas besoin d’avoir de la chance pour réussir, il suffisait de beaucoup de travail.
Allongé depuis deux heures dans un fossé d’irrigation, il s’accrochait toujours à ses principes. Il n’avait pas eu le temps de préparer convenablement sa mission et la malchance n’était donc pas en cause. Mais maintenant, il en était à cinq heures, il frissonnait tant qu’il en faisait des vaguelettes dans l’eau et il commençait à maudire les dieux de son sort.
Son arrivée en Chine s’était passée sans anicroche. Les douaniers avaient à peine regardé ses papiers et examiné ses bagages sans enthousiasme. Ce n’était guère surprenant, car il utilisait la couverture d’un diplomate qui rentrait chez lui après avoir passé un an à l’ambassade de Chine en Australie. On le gratifia donc d’un accueil particulièrement courtois. Les papiers qu’il avait prévu d’utiliser pour circuler en Chine étaient ceux d’un ouvrier au chômage. Il avait passé sa première journée à Shanghai à flâner dans les rues. Cela faisait longtemps qu’il n’était pas venu en Chine, il avait besoin de se réacclimater. Il fallait qu’il modifie son attitude et sa démarche – il montrait trop d’assurance – et il avait besoin de se familiariser avec la langue.
Ses parents, qui vivaient dans le quartier chinois de New York, lui avaient appris simultanément le chinois et l’anglais, si bien qu’il parlait sans accent, mais avec des intonations telles qu’un Chinois le prenait à coup sûr pour un étranger. Il s’employa donc à écouter les gens parler autour de lui pour retrouver le niveau qu’il avait lorsqu’il travaillait dans le pays pour la CIA.
Il n’en revenait pas de voir toutes les transformations qu’avait subies la plus grande ville du pays en quelques années. L’horizon des immeubles était sans doute le plus haut du monde, des grues s’élevaient encore au-delà, l’activité était frénétique. Sur les trottoirs, les piétons passaient leur temps accrochés à leurs téléphones portables, lancés dans des discussions passionnées. Lorsque le soir tombait, Shanghai s’illuminait sous des flots de néons, battant Las Vegas à plate couture.
Il commença à se fondre progressivement dans la foule. Après avoir réglé sa chambre d’hôtel, il déposa ses bagages derrière une benne à ordures que l’on venait de vider et qui ne bougerait probablement pas de là pendant plusieurs jours, même si rien dans ses valises n’était susceptible de l’incriminer. Il s’était déjà débarrassé de ses passeports diplomatiques dans les toilettes de sa chambre. Il alla ensuite acheter des vêtements dans un magasin pas trop luxe. Le caissier ne fit même pas attention à ce client, vêtu d’un costume de prix à l’occidentale et dont les emplettes ne correspondaient visiblement pas à sa condition. Vêtu de ses achats, Eddie abandonna son costume avant de prendre un bus pour sortir de cette banlieue en pleine expansion, et descendit dans une zone industrielle où s’élevaient des immeubles d’habitation lugubres. Dans l’intervalle il avait fait des taches de nourriture sur sa chemise et usé les semelles de ses souliers en les frottant avec une brique sur un chantier de construction.
Quelques ouvriers parmi les plus misérables, portant des vêtements qui ne leur allaient pas, le regardaient vaguement, mais, en général, personne ne faisait attention à lui. Il n’était pas des leurs, mais il n’était pas non plus trop différent d’eux. Le caissier, dans ce magasin où il avait acheté quatre pantalons trop larges, deux chemises et un coupe-vent gris assez léger, s’était peut-être dit qu’Eddie était un col blanc malchanceux contraint de se rabattre sur le travail manuel. Il acheta dans une autre boutique un sac à dos et des chaussures, puis quelques affaires de toilette dans une troisième. Le tout sans susciter le moindre haussement de sourcils.
Le temps d’arriver à la gare routière où il devait attraper le bus pour la province de Fujian, sans avoir pris une douche en trois jours, il ressemblait à un travailleur anonyme qui retourne dans son village après avoir fait chou blanc à la ville. Sa lente transformation lui assurait que personne ne le reconnaîtrait, mais cela l’aidait également à entrer dans son personnage. Assis là sur un banc dans le froid, au terminal, il avait pris l’air hagard d’un homme abattu par l’échec, le corps affaissé d’un être écrasé par le destin.
Une vieille qui avait engagé la conversation lui avait dit qu’il avait bien raison de rentrer dans sa famille. Les villes n’étaient pas faites pour eux, elle avait vu trop de petits jeunes trouver un refuge dans la drogue. Fort heureusement, sa double cataracte l’avait empêchée de constater qu’Eddie n’était pas aussi jeune qu’elle le croyait.
Il avait fait un voyage sans histoire dans un car bondé qui répandait des nuages de fumée noire, une puanteur de carburant au plomb et des odeurs trop humaines. Les ennuis avaient commencé lorsqu’il était arrivé à Lantan, la ville d’où étaient partis Xang et sa famille, entamant un voyage qui s’était terminé par leur assassinat dans un conteneur. Eddie ne pouvait pas savoir, encore une conséquence du manque de préparation, qu’il arrivait pendant les élections régionales. L’armée avait établi un poste de contrôle sur la grande place et il était obligatoire de s’y présenter pour aller voter.
Eddie avait déjà assisté à ce genre de choses, il savait que les habitants avaient le choix « entre » un candidat pour chaque poste à pourvoir. Bien souvent, le bulletin était déjà prérempli, l’électeur n’avait plus qu’à le glisser dans l’urne sous l’œil vigilant de soldats en armes. Voilà quelles étaient les concessions auxquelles était prête la Chine en matière de démocratie. Quelques hauts responsables de la capitale provinciale, Xiamen, étaient venus surveiller les opérations et l’armée avait même mis en œuvre un char, un énorme Type 98, à en croire le rapide coup d’œil qu’Eddie avait eu le temps d’y jeter. Il supposait que c’était une sorte d’opération de relations publiques de la part de l’armée populaire de libération, en même temps qu’un rappel subtil de qui détenait réellement le pouvoir dans ce pays.
Lantan avait beau n’avoir que dix mille habitants, Eddie savait qu’il attirerait inévitablement l’attention. Il ne parlait pas parfaitement le dialecte local et n’avait aucun motif crédible de se trouver là si un soldat l’interrogeait. Voilà pourquoi il était depuis cinq heures sous un pont, dans un fossé d’irrigation à la limite de la bourgade. Il avait l’intention de ne pas en bouger tant que les officiels et les militaires ne seraient pas partis ailleurs mener leurs opérations d’intimidation.
Mais, une fois encore, la chance l’abandonnait.
Il était là, perdu dans son propre monde fait de froidure et de souffrance, si bien qu’il n’entendit pas les voix qui approchaient avant que les gens n’arrivent au-dessus de sa tête.
« Juste un peu plus loin, disait une voix masculine d’un ton cajolant. J’ai repéré un endroit quand on est arrivés en ville.
— Non, je veux rentrer. »
Une voix de femme, mais plus jeune, peut-être une adolescente. Elle semblait effrayée.
« Mais non, ça va aller », répondit l’homme.
Il avait un accent étranger, Pékin ou les environs. Quant à la fille, elle était sans doute du coin.
« S’il te plaît, mes parents vont se demander où je suis. J’ai des choses à faire à la maison.
— Je te dis de venir. »
On n’en était plus aux politesses, il parlait d’une voix aiguë, quelque chose d’hystérique, comme de la panique.
Ils étaient sur le pont, à quelques mètres seulement d’Eddie. De la poussière s’écoulait entre les joints du lourd plancher de bois, les bruits de pas se bousculaient. Il imaginait le couple : la fille résistait, essayait de les ralentir, l’homme la tirait par le bras, il était obligé de la traîner.
Eddie s’éloigna doucement du bord et se laissa glisser dans le fossé qui faisait à peu près trois mètres de large. Il tendait l’oreille. « Ça va être marrant, disait l’homme, tu vas aimer. »
Il y avait un gros bosquet à la sortie du village, le long de la route poussiéreuse, un endroit discret, Eddie devinait qu’il allait y avoir un viol. L’homme et sa victime s’engagèrent sur le chemin, Eddie grimpa sur le talus. Il aurait été très exposé s’il y avait eu quelqu’un en ville pour l’observer. Il aurait dû rester là où il était. Ce qui allait arriver ne le regardait pas, et pourtant, il allait s’en mêler.
L’homme était un soldat, il portait son AK-47 à la bretelle et, comparé aux vêtements sales de la paysanne, son uniforme était plutôt propre. Il la tenait par le bras et la soulevait, si bien que ses pieds touchaient à peine le sol, elle était obligée de sautiller comme une grenouille. Ils se dirigeaient vers les arbres les plus proches qui sombraient dans l’ombre, car le soleil se cachait derrière les montagnes à l’ouest. Elle ne portait qu’une jupe et un corsage, ses longs cheveux rassemblés en queue-de-cheval dans le dos.
Eddie attendit qu’ils aient disparu dans les bois et se retourna pour observer la ville. Des ampoules s’allumaient dans quelques bâtiments, mais à la lisière, les maisons restaient sombres. Leurs habitants économisaient les bougies dont ils se servaient pour s’éclairer. Personne ne regardait de son côté ; sur la place, les soldats se préparaient apparemment à charger le tank sur son transporteur spécial à dix essieux.
Il se leva, quitta le fossé et traversa la route. Ses vêtements ruisselaient, il était pieds nus, car ses chaussures bon marché n’auraient pas supporté un séjour dans l’eau, la colle se serait dissoute. Il s’enfonça dans la forêt, se guidant à l’oreille. La fille protestait, elle se mit à crier d’une voix aiguë, puis les cris cessèrent. Le soldat avait dû lui plaquer la main sur la bouche. Il continua d’avancer en silence sur le sol couvert d’une végétation rare.
Il s’arrêta au pied d’un grand pin, car une tache blanche avait attiré son regard. Le corsage de la fille, tombé par terre. Il risqua un œil derrière le gros tronc. Le soldat avait posé son fusil, près de l’endroit où il maintenait la fille plaquée au sol. Son torse la cachait, mais on devinait tout de même qu’elle était nue jusqu’à la taille. Il avait une main sur sa bouche et de l’autre essayait de trousser sa jupe. Elle avait des jambes frêles, des jambes d’enfant, et elle battait l’air en essayant de repousser son agresseur.
Le soldat ôta la main de sa bouche, mais, avant qu’elle ait pu crier, il lui donna un coup de poing dans la mâchoire. Sa tête bascula de côté et elle resta ainsi, inerte. Eddie pouvait profiter d’un petit créneau, mais le terrain était à découvert entre l’endroit où il était et le soldat, et son fusil.
Il se décida tout de même à quitter son arbre et avança, doucement pour commencer. L’œil humain détecte plus facilement au bord du champ visuel qu’au centre. Il avait parcouru trois des dix pas qui le séparaient de la scène du viol lorsque le soldat sentit une présence. Eddie se mit à courir, ses orteils s’enfonçant dans le sol détrempé comme des crampons.
Le soldat réagit vite, il avait déjà assez d’adrénaline dans les veines avec ce qu’il était en train de faire. Il se retourna pour prendre son arme. Il la tenait par la poignée, ses doigts cherchaient la détente et on voyait qu’il était entraîné. Il braqua son fusil d’assaut, pointa le canon. Même s’il manquait sa cible, on entendrait le coup de feu en ville et cela alerterait ses camarades. Le soldat avait dû avoir la même idée, car il avait déjà le doigt sur la détente avant d’avoir vu Eddie.
Eddie se rua en avant, tendit un bras pour détourner le canon de l’AK-47. Du tranchant de l’autre main, il essaya de le frapper à la gorge. Mais il était trop tard, l’homme s’apprêtait à vider son chargeur. Pourtant, la rafale ne partit pas. Sous le choc, le soldat s’arracha au corps de la fille qui roula sur le sol. Elle se mit à hurler, Eddie n’y fit pas attention. Ils étaient au corps à corps, le soldat par-dessus. Faisant vite avant qu’il ait eu le temps de récupérer, il le serra de toutes ses forces contre lui et lui balança deux coups dans le larynx. Ils manquaient de force, mais, tapant au même endroit, ils firent tout de même leur effet. Le larynx écrasé, l’homme émit quelques sons étranglés avant de retomber, inerte.
Seng se débarrassa du cadavre sans plus se soucier du violeur en herbe. La fille était étendue là, recroquevillée, et pleurait à gros sanglots. Eddie récupéra sa chemise et la passa sur ses épaules. Elle se couvrit à la hâte, il se détourna par égard pour sa pudeur. Le coup de poing qu’elle avait reçu ne lui avait pas fracturé la mâchoire, mais elle allait avoir un gros bleu. Elle écarquillait les yeux de douleur et de peur. Doucement, il lui ouvrit la main, son index faisait un angle de quatre-vingt-dix degrés. Il comprit alors pourquoi les coups n’étaient pas partis. Elle avait feint de s’évanouir pour ne pas laisser à son agresseur la satisfaction de violer une victime consciente. Au dernier moment, elle avait passé le doigt sous la détente, l’empêchant de bouger. Elle avait sauvé la vie d’Eddie tout en s’épargnant de subir un crime que la plupart des femmes considèrent comme bien pire que la mort. Lorsque Eddie avait détourné l’arme, son doigt était parti avec.
« Tu es très courageuse, lui dit-il doucement.
— Qui êtes-vous ? »
Elle sanglotait toujours, de douleur, d’humiliation.
« Je ne suis personne. Tu ne m’as jamais vu et il ne s’est jamais rien passé. Tu diras que tu t’es cassé le doigt en revenant des champs, »
Elle ne pouvait détacher ses yeux du mort. Il devina sa question muette.
« Je vais m’en occuper, ne t’inquiète pas. Personne ne saura rien. Maintenant, rentre chez toi et ne parle jamais de ça à personne. »
Elle lui tourna le dos pour reboutonner son chemisier, il restait encore assez de boutons accrochés au tissu léger. Elle se releva, elle essayait de vaincre les larmes qui lui perlaient au coin des yeux. On la sentait à la fois fière, pleine de honte, désespérée. C’était un autre visage de la Chine.
« Attends, lui dit Eddie en la rappelant alors qu’elle disparaissait de la clairière. Connais-tu une famille qui s’appelle Xang ? Plusieurs de ses membres ont pris le serpent, il y a quelques mois. »
En entendant le nom de cette organisation illégale, elle recula, toute peureuse, prête à se refermer comme une huître. Mais elle resta là, elle avait envie de remercier celui qui l’avait sauvée.
« Oui, ils vivent en ville. Ils ont un magasin, ils vendent et ils réparent des vélos. La famille habite au-dessus de la boutique. Vous avez de leurs nouvelles ? »
À voir sa façon d’en parler, il se dit qu’elle connaissait très bien ces gens-là. Peut-être était-ce elle, la petite amie dont parlait Xang.
« Oui, finit-il par répondre, écœuré d’avance par ce qu’il allait dire. Ils sont au Japon, ils ont tous trouvé du travail. Maintenant, va-t’en ! »
Toute surprise, la fille disparut entre les arbres. Eddie venait peut-être de commettre une horreur encore pire que celle que le soldat avait voulu lui faire subir. Il lui avait donné de l’espoir.
Il fouilla les poches de l’homme pour essayer de trouver des papiers puis arracha la plaque d’identité qu’il portait autour du cou. Il la glissa contre sa poitrine, elle était encore tiède. Il détacha la bretelle de l’AK-47, l’attacha au ceinturon pour en faire une sorte de corde. Il mit dix minutes à le hisser jusqu’à la fourche d’un gros chêne jumeau à sept mètres du sol. Les patrouilles qui allaient se lancer à la recherche de ce déserteur mettraient des jours à trouver le cadavre, vraisemblablement guidées par la puanteur.
Il cassa un rameau et s’en servit pour effacer les empreintes de pas et les traces de lutte, puis regagna sa cachette sous le pont. La fille avait sans doute rejoint la ville avant de se rendre avec sa mère chez le rebouteux de l’endroit pour faire soigner son doigt. Ses problèmes étaient derrière elle, ceux d’Eddie allaient commencer.
Les militaires n’allaient pas quitter Lantan tant qu’ils n’auraient pas fait l’appel. Apparemment, ils avaient prévu d’y passer la nuit et ne risquaient guère de remarquer l’absence du soldat avant le jour. Ses copains allaient essayer de le couvrir, supposeraient qu’il avait fait une rencontre, une professionnelle ou la traditionnelle bergère dont la réputation de facilité et de beauté est aussi répandue en Chine qu’elle l’est en Amérique.
Les ennuis allaient commencer avec l’appel du matin. Ils allaient d’abord fouiller la ville, puis les fermes avoisinantes, en cercles concentriques de plus en plus larges. Eddie ne pouvait pas laisser tomber sa mission, pas davantage qu’il n’avait pu abandonner la fille. Cela lui laissait donc jusqu’à l’aube pour essayer d’établir le contact avec les Têtes de Serpent. Et il n’avait pas l’intention de les interroger pour essayer de savoir ce qui était arrivé à Xang et aux autres. Il avait seulement besoin qu’ils l’aident à quitter la Chine.
Il se mit à tapoter sans y penser la plaque d’identité. Il avait là une couverture idéale.